L'un des paradoxes de la didactique des langues qui touche à la distinction entre artificiel et naturel concerne la place de l'authentique : depuis les approches communicatives des années 1980s, les enseignants cherchent à recréer des situations proches de la vie réelle dans le contexte artificiel de la classe de langue dans le but de faire apprendre la nouvelle langue par des processus plus ou moins inconscients. La télécollaboration en est un autre : par le biais des technologies, les apprenants effectuent une mobilité virtuelle pour se retrouver en contact direct avec la culture de cette langue. Dans un article qui s'intitule « Sortir de sa zone de confort », Orsini-Jones et Finardi (2024 : 308) considère la télécollaboration comme « un espace tiers où les deux cultures se rencontrent grâce à la technologie ». Les auteures notent l'importance de projets télécollaboratifs dans la formation de futurs enseignants de langue pour explorer trois dimensions clé : l'autonomie, la pratique réflexive et la communication médiée par les technologies. Elles suggèrent que ce type d'expérience peut également fournir « un espace liminaire fertile pour décoloniser l'éducation ».
Pour Chernyuk (2013), le sensible — «le partage des émotions, le dialogue » — prend une part non négligeable dans les échanges interculturels, et « la sensibilité peut être mise à profit pour créer des moments intenses d'éducation par la mise en concordance des esprits ». En télécollaboration, la situation imposée de communiquer avec des inconnus va faire naître des émotions et le sensible y aura une place particulière. Notre projet réunit des étudiants de langue en France et en Australie, dont de futurs enseignants d'anglais et de français langue étrangère. Douze étudiants francophones inscrits dans un cours de didactique de l'anglais langue étrangère ont échangé avec neuf australiens anglophones qui suivaient un cours de français langue étrangère à l'université. Les participants ont échangé en groupes par visioconférence dans le but de créer une séquence pédagogique sur l'Australie adaptée pour un public collégien. Le recueil de données comprend :
- de courtes vidéos de présentation des participants ;
- la séquence pédagogique créé par les participants (6 séances) ;
- des enregistrements vidéo des présentations des séances pédagogiques ;
- des incidents critiques sélectionnés par les étudiants parmi leurs enregistrements des visioconférences ;
- des commentaires des participants avant, pendant, et après l'intervention notamment sur la notion de collaboration.
Nous nous proposons ici de nous pencher sur deux aspects du sensible dans la démarche proposée : la ‘collaboration' proprement dite et, d'autre part, les unités pédagogiques réalisées et présentées par les étudiants, qui vont jusqu'à toucher à des questions de décolonisation. Nos analyses montreront l'intérêt de l'espace liminaire de la télécollaboration pour explorer ces éléments.